"LA VIE CRISOCAL" DE GENEVIEVE LAFONTAINE, UN TRÈS BEAU ROMAN.

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   Il n’est pas d’usage d’annoncer la couleur dès le titre d’un article littéraire, mais s’agissant de « La Vie crisocal » de Geneviève Lafontaine, dont c’est le tout premier roman, je ne peux m’empêcher de le faire. Oui, ce texte est très beau, tant au niveau du style que l’on peut qualifier d’épuré, qu’à celui de l’histoire qui nous est contée. On a coutume de dire qu’au contraire de sa soeur guadeloupéenne (Maryse Condé, Julie Manicom, Simone Schwarz-Bart, Gisèle Pineau etc…), la littérature martiniquaise est fortement masculine (Joseph Zobe, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Edouard Glisant, Patrick Chamoiseau etc…). Ce constat n’est pas faux au premier regard, mais en réalité, il ne prend pas en compte le fait que l’écriture féminine martiniquaise a su tracer son propre sillon, certes dans la discrétion, dans l’indifférence du grand public, et cela dès Suzanne Césaire dans les années 40 du siècle passé. Il y eut après elle, Marie-Magdeleine Carbet, Marie-Thérèse Lung-Fou, Térez Léotin, Jala, Nicole Cage, Suzy Dracius, Audrey Pulvar, Anique Sylvestre, Mérine Céco et bien d’autres. Geneviève Lafontaine vient creuser encore davantage ledit sillon et avec un brio que l’on ne peut que saluer.


   Elle nous plonge dans la Martinique de la première moitié du XXè siècle au cœur d’une famille pauvre de la côte qu’on ne désignait pas encore sous le nom de Nord-Caraïbe. Entre Carbet et Saint-Pierre, villes-sœurs et rivales tout à la fois. Une jeune femme refuse la tradition familiale qui consiste à nommer la dernière-née d’une famille du prénom de l’aïeule et ne sera pas Carmen N°4, hormis pour l’état-civil. Elle sera Hortense ! Ensuite, elle s’arrache à son milieu misérable en devenant secrétaire sténo-dactylographe, refusant à nouveau le destin tout tracé de ses trois sœurs qui sont respectivement servante (« placée » disait-on à l’époque) chez une grande famille békée, femme au foyer et couturière. Plus facile à dire qu’à faire ! Puisque son diplôme obtenu de haute lutte, Hortense ne trouve pas d’emploi et est contrainte de devenir vendeuse dans un magasin de vêtements à Saint-Pierre. Jusqu’au jour où sa sœur Marietta chez qui elle habitait lui présente enfin l’homme qui changera sa vie. Un certain monsieur Prosper bien sous tous rapports et très connu dans le monde politique et économique.

   Résumé de la sorte la première partie de « La Vie crisocal » peut sembler banale. Or, il n’en est rien. Par petites touches, l’air de ne pas s’appesantir sur tel ou tel petit événement de la vie d’Hortense et de sa famille, Geneviève Lafontaine parvient à construire un portrait de femme très attachant. De femme rebelle mais sans cris ni démonstration de virilité. De femme têtue, obstinée, sûre de ses choix et déterminée à ne pas les modifier sous la contrainte de la société fortement catholique et donc moralisatrice de l’époque. Mais pas non plus « fanm poto-mitan » ou « fanm doubout » du tout selon l’image d’Epinal que véhicule non sans une certaine complaisance, la littérature masculine martiniquaise. Hortense n’est donc ni soumise ni « fanm poto-mitan » : elle est une femme libre. Voilà ! Et c’est pourquoi malgré leurs quarante ans de différence d’âge, elle accepte de devenir la maîtresse (« fanm-déwò » dit plus crument le créole) d’Ignace Prosper, maître d’école et important homme politique. Ce dernier s’emploiera à parfaire l’éducation de la jeune femme et lui trouvera un travail de secrétaire à l’hôpital civil de Fort-de-France. Il devint même au fil du temps le protecteur officiel de la famille.  Puis, il lui offrira alors une maison qu’il avait fait construire à Terres-Sainville, quartier en pleine expansion. Hortense finira par lui donner un fils. Elle était femme comblée sur tous les plans. Sauf un seul : celui du partage d’Ignace entre elle et l’épouse officielle d’Ignace.

   Il n’est pas question pour moi de déflorer la suite de l’histoire. J’invite tout un chacun à la découvrir et le lecteur ne risque pas d’être déçu. Jamais dans la littérature martiniquaise la « fanm-déwò » n’a été évoquée de façon aussi humaine, aussi empathique et même s’il ne s’agit pas du tout d’un hymne aux relations extra-conjugales, il exprime bien la difficulté, voire la souffrance, qu’ont connu nos mères et que continuent à connaître nombre de femmes d’aujourd’hui au sein d’une société effroyablement machiste et qui refuse la liberté féminine. Liberté ne voulant absolument pas dire laisser-aller comme le croient la plupart des hommes.

   Je salue en Geneviève Lafontaine la naissance d’une romancière pleine d’avenir.

                                                                                                   Raphaël Confiant