« LA FACE CACHEE DE PAPA DOC » OU LE DUVALIERISME VU DE L’INTERIEUR

Image Exemplepar  Raphaël Confiant

Voici un livre extraordinaire ! Et ce qualificatif n’est nullement exagéré quand on sait que son auteur, Jean FLORIVAL, fut non pas un opposant au régime de Papa Doc ou un journaliste étranger ayant enquêté sur le pays, mais quelqu’un qui a vécu le duvaliérisme de l’intérieur. « La Face cachée de Papa Doc » (éditions Mémoire d’Encrier) nous révèle des choses que seul un intime des premiers cercles du pouvoir pouvait connaître. On y voit le Président à Vie non plus dans son rôle de tyran, de « dictateur sorcellaire », mais comme un homme puisque jusqu’à preuve du contraire tout tyran a d’abord été un être humain comme les autres. Et dans le cas de Duvalier (dont le grand-père paternel était d’origine…martiniquaise, du Lorrain plus précisément), on voit d’abord un petit docteur de campagne, à grosses lunettes aux doubles foyers, se dévouant à la cause de l’éradication du pian dans les campagnes et les mornes reculés d’Haïti, cela dans les années 40.

On voit un apprenti ethnologue passionné par l’étude du vaudou et des traditions populaires, écrivant même des articles sur le sujet dans la revue du « Bureau d’ethnologie » aux côtés de Lorimer Denis et de…Jacques Roumain. On y voit un jeune Nègre brillant révolté contre l’accaparement du pouvoir par les Mulâtres et le mépris dans lequel étaient tenues les masses noires. Jusque là, l’image est tout ce qu’il y a de positive, sauf que le 22 septembre 1957, François Duvalier arrive au pouvoir à la suite d’élections parfaitement démocratiques et qu’à partir de là, tout va déraper. On connaît la suite : institution de la présidence à vie, organisation du corps des Tontons-Macoutes, massacres des familles mulâtres réputées hostiles au régime, exécutions sommaires de communistes et d’autres opposants, utilisation du vaudou à des fins non religieuses etc…

   L’intérêt du livre de Jean Florival vient de ce qu’il ne fait pas l’impasse sur tout cela, mais qu’il préfère insister sur l’aspect moins visible des choses c’est-à-dire sur ce qui se passait dans les salons et les chambres du Palais National d’où Papa Doc sortait très peu. L’instrument principal de travail de Duvalier était le…téléphone, nous apprend Florival. En effet, l’homme passe la moitié de sa journée, parfois plus, à appeler ses partisans aux quatre coins du pays, s’enquérant de la situation et donnant ses ordres. Duvalier inventa la dictature téléphonique ! On est dans les années 50, ne l’oublions pas ! Le téléphone n’est pas quelque chose de si fréquent que ça dans le Tiers-Monde, surtout dans un pays comme Haïti. Donc, contrairement à la légende véhiculée par certains écrivains euro-américains tels que Graham Green, Duvalier n’a jamais compté sur les « loas », les esprits du vaudou, pour communiquer avec ses hommes-lige du Cap Haïtien, de Saint-Marc ou de Jacmel. Aux « loas », il préféra le téléphone, instrument éminemment moderne à l’époque !

   Très vite, au cours de la lecture du livre de Jean Florival, on comprend qu’il n’y a aucune énigme dans le duvaliérisme et que le mystico-populisme derrière lequel il avançait n’était autre qu’un rideau de fumée utilisée par la petite-bourgeoisie noire pour parvenir à ses fins. Cette petite-bourgeoisie ne croit ni au voudou ni aux vertus de la langue créole ou de la culture populaire haïtienne, elle les agite pour effrayer la bourgeoisie mulâtre et pour défier les puissances occidentales. Duvalier, s’il a utilisé des « hougans » (prêtres vaudous), n’a jamais été vaudouisant lui-même et tout ce qu’il voulait, c’était le droit de nommer lui-même les évêques catholiques, ce qu’il appelait « le clergé indigène ». Chose qu’après un court bras-de-fer, le Vatican lui accorda volontiers ! Mgr Ligondé, archevêque noir nommé par Duvalier fut pendant des décennies l’un des plus fervents duvaliéristes ! Quant à la langue créole, Duvalier n’a jamais rien fait pour la promotionner et ne l’utilisait guère dans ses discours publics. Florival nous le montre au contraire comme un admirateur béat de la littérature française et on rit lorsque son poète de cour, Guy Daumec, lui récite un extrait de Victor Hugo vantant la force des vieux et que le tyran se pâme d’aise, lui demandant même à la fin de leur entretien de lui réciter à nouveau le passage en question !

   Le personnage de Guy Daumec est absolument extraordinaire lui aussi. Voici un homme qui n’occupe aucune fonction officielle, qui n’est ni haut fonctionnaire, ni ministre, ni chef macoute, mais à qui Papa Doc, qui le surnomme « Ti Poet », téléphone dix fois par jour. Et de quoi s’entretiennent-ils ? Des dernières nouvelles bien sûr, mais aussi de littérature, de poésie, de l’amour. Et là, que nous apprend Florival ? Que Daumec était l’amant de la…maîtresse de Duvalier. Laquelle maîtresse, France Saint-Victor, était une…mulâtresse. Eh bien oui, le grand défenseur de la Négritude, ou plutôt de sa version haïtienne « le noirisme », a entretenu pendant près de vingt ans une liaison secrète avec sa secrétaire particulière, à l’insu de son épouse, Manman Simone, la Mère de la Nation ! Liaison est d’ailleurs, si l’on en croit l’auteur, un mot trop faible : c’est d’amour, d’amour vrai, en tout cas du côté de Papa Doc, qu’il s’est agi. Le « Ti Poet » va donc jouer un double jeu pendant des années, flattant l’égo du tyran et entretenant une relation amoureuse avec la maîtresse de celui-ci dans une sorte de parade funambulesque absolument hallucinante. Jusqu’à sa chute finale comme tous ceux d’ailleurs qui ont travaillé de près avec Duvalier : Clément Barbot, le général Krébeau, Luckner Cambronne, Madame Adolphe, la cheftaine des « fillette-lalo », alter ego féminis des Tontons-Macoutes etc.

   Mais il y a mieux, Duvalier mariera l’une des filles à un mulâtre et déclarera à la sortie de l’église qu’il avait réussi là où Jean-Jacques Dessalines avait échoué ! On se souvient, en effet, qu’en 1804, le libérateur d’Haïti avait proposé sa fille au mulâtre Pétion, dans le but d’ « unir les deux races », et que ce dernier avait dédaigneusement refusé son offre. Donc, non seulement le grand noiriste Duvalier a aimé pendant des décennies une mulâtresse mais il a tiré fierté du mariage de sa fille avec un mulâtre !!! En fait, il n’y a là que contradiction apparente : le noirisme n’est en effet que l’expression de l’immense frustration des Noirs haïtiens qui ont d’abord subi l’esclavage des Blancs, puis le mépris des Mulâtres. Le problème c’est que cette frustration a été accaparée par la petite-bourgeoisie noire laquelle l’a utilisé non pas pour améliorer le sort des masses, mais pour faire avancer ses propres intérêts de classe. Au fond, la petite-bourgeoisie noire ne rêve que d’une chose : de respectabilité. Et cette respectabilité, à ses yeux, ne peut provenir que du monde mulâtre et du monde blanc. D’où la volonté de maints dirigeants haïtiens de montrer à l’Occident qu’Haïti est un pays « civilisé ». D’où le double comportement face aux mulâtres chez un Duvalier : massacre sans pitié des opposants, accueil à bras ouverts de ceux qui épousent la cause du noirisme. Le principal idéologue du régime, Gérard de Catalogne, qui sévissait journellement dans « Le Nouvelliste » était un…mulâtre !

   En nous faisant pénétrer dans l’intimité de Duvalier et de son régime, Jean Florival nous permet de comprendre que la dictature noiriste haïtienne n’est, dans le fond, en rien différente des autres formes de dictatures à travers le monde. Elle n’en diffère que dans la forme : le folklore pseudo-vaudou, les postures d’Artaban face au monde blanc et autres rodomontades ubuesques. En fait, si la dictature est liée à tel ou tel individu particulier (et au grain de folie qui l’habitude), elle tient aussi beaucoup à un phénomène sociopolitique que l’on met peu en avant : la frustration de la petite-bourgeoisie. Sinon on ne comprendrait pas que durant 30 ans, des intellectuels haïtiens brillants, tels que Roger Lafontant par exemple, ait pu soutenir un tel régime et parfois y participer en tant que responsable politique. On ne comprendrait pas que de larges fractions du peuple haïtien aient soutenu la politique obscurantiste du Doc. En réalité, le duvaliérisme a pu se développer non pas seulement grâce au génie (mauvais génie) d’un seul homme, mais parce qu’il était l’expression d’une attente profonde de la part de certaines couches sociales.

   Cela devrait nous donner à réfléchir, en Martinique notamment, où sur certaines télévisions privées, on entend régulièrement un discours qui ressemble étrangement à celui de Duvalier et qui, apparemment, ne gêne absolument pas le système colonial français. Employer le mot « Noir ou « Nègre » toutes les deux phrases peut sans doute satisfaire l’ego des gens frustrés, mais il faut qu’on sache que ces néo-noiristes n’ont aucune intention de valoriser la langue et la culture des Nègres car tout ce qu’ils recherchent c’est d’une part la reconnaissance de l’Autre et d’autre part d’arriver au pouvoir. Souvenons-nous de la phrase définitive du sociologue dahoméen, Stanilas Adotévi dans « Négritude et négrologues » (1972) :

   « La négritude est la manière noire d’être blanc. »

   Or, le noirisme est dix fois pire que la Négritude…