VISITE DU PRÉSIDENT DU BÉNIN EN MARTINIQUE : ENTRE ILLUSOIRE RECONCILIATION ET EXAMEN DE CONSCIENCE POLITIQUE

Ainsi donc, à grand renfort médiatique, la Martinique a vécu en cette mi-décembre 2023 la visite très controversée du Président du Bénin, Patrice Talon, invité par Bernard Hayot pour l’inauguration de l’exposition « Révélation ! Art contemporain du Bénin » à l’Habitation Clément. Après les clameurs suscitées par cette seconde excursion d’un chef d’État africain en terre martiniquaise, il convient de dissiper l’écume de surface et d’analyser un peu plus profondément les postures affichées en faveur d’une Réconciliation déclamée à longueur de discours.

D’emblée, le ton est donné et la volonté de prendre date avec l’histoire transpire à travers promesses et effets d’annonce. Bernard Hayot qui déclara souffrir de la méfiance et des divisions entre Martiniquais, explique ses motivations quant à la tenue de cette exposition : « Dans cette société insulaire malmenée par l’histoire, je pense que depuis longtemps, nous devrions être à la recherche permanente de message de rassemblement et de gestes porteurs de symboles. C’est dans cette quête de gestes symboliques que j’ai souhaité voir ce soir cette exposition mise à la disposition du public martiniquais ». Et, dans la foulée, il annonce la réalisation par un artiste martiniquais d’un monument à l’Habitation Clément en mémoire de ce passé commun.

Certains y ont vu des paroles de vérité et « l’occasion de dépasser nos petites rancœurs, nos haines chargées de nos complexes afin que, prenant un peu de hauteur de vue et pour notre Martinique qui en a tant besoin, nous fassions enfin Nation. Si, si, vous avez bien lu : « que nous fassions enfin Nation ». Dont acte !

Nous, nous disons haut et fort que la Réconciliation n’aboutira jamais si elle n’est pas acceptée de tous. Elle ne pourrait donc s’accommoder de gestes symboliques nouveaux qui viennent s’ajouter à une liste déjà fort longue.

Que ce soit le « Courbaril de la Réconciliation » planté en 2001 à l’Habitation Clément par Aimé Césaire et Camille Darsières en compagnie de Bernard Hayot, pas plus que l’arrosage du même arbre par Serge Letchimy et le maître de Céans en 2014 ou la création à Paris, le 5 mai 2016, de la Fondation Esclavage et Réconciliation (FER) censée nous tirer des fers et toucher nos âmes car, pour reprendre leur citation, « (…) c’est l’âme qui a été atteinte dans l’esclavage ». Que dire de l’initiative de l’association First Caraïbes en janvier 2022, un projet éphémère qui se voulait être une expérience démocratique innovante à travers « Martinique 36 heures pour demain » animé par le Professeur en psychiatrie, Aimé Charles-Nicolas, qui dura l’instant d’un feu d’artifice ? Nous ne parlerons même pas de la tournée avortée des Communes à travers un assourdissant Palépoutann animé par Marijosé Alie en mai 2023, censé favoriser la « conversation entre descendants d’esclaves et descendants de colons » mais qui vira à l’affrontement racialiste et à un déluge d’insultes sur les réseaux sociaux. Un monumental fiasco !

Certes, le Président Béninois, « (…) venu en pèlerinage pour partager avec vous ce lourd fardeau de l’esclavage » a également mis la forme en déclarant subtilement que « (…) Notre histoire est commune mais je ne suis pas venu pour remuer le couteau dans une plaie qu’il convient plutôt d’œuvrer à cicatriser. Les polémiques les plus légitimes, les rancœurs les plus légitimes ne doivent pas nous enchaîner au passé, car elles sont des facteurs de sous-développement ». Que cela tienne !

Certes, dans l’inconscient collectif des peuples vivant des deux côtés de l’Atlantique, nous partageons avec le Bénin ce legs colonial de l’Histoire de France.

Cependant, s’inspirant de Frantz Fanon, nous affirmons sereinement que nous ne sommes pas prisonniers de cette histoire commune « ni esclave de l’esclavage qui déshumanisa nos pères ». Nous aspirons seulement à une société martiniquaise libérée de toutes formes d’injustice, de toutes formes d’exploitation et d’aliénation entretenues par la puissance tutélaire et ses alliés locaux. Une société martiniquaise débarrassée de cette économie de comptoir où les gestes symboliques visant à recouvrir notre passé douloureux du voile de l’oubli n’y pourront rien sans une véritable réparation.

Alors, 14 ans après nos contributions sur le Préjugé de race aux Antilles, (voir Conférence au Ministère des Outre-Mer – juillet 2009) pour éviter le naufrage collectif annoncé, le moment est venu pour nous de remettre l’ouvrage sur le métier et d’aborder tout aussi sereinement l’épineuse question de la Réconciliation. Pour nous autres Afro-descendants en terre Caraïbe, cette Réconciliation apparait beaucoup plus comme un gage d’avenir que l’espoir de régler les tragédies d’un passé esclavagiste traumatisant.

Reste maintenant, au-delà des mots, à mettre en œuvre cette ambition partagée !

L’INDISPENSABLE EXAMEN DE CONSCIENCE POLITIQUE

C’est à ce niveau qu’intervient l’indispensable examen de conscience politique. Car, pourra-t-on raisonnablement fuir nos responsabilités face aux réalités d’une société martiniquaise confrontée à une crise identitaire profonde, une société ballotée dans le tourbillon des crises multiformes qui représentent autant d’handicaps pour affronter les incertitudes de la mondialisation actuelle ?

Pourra-t-on se cacher inlassablement dans des postures indépendantistes et se réfugier confortablement derrière des slogans réducteurs tels : « Le MIM propose et le peuple dispose » ?

Et, sur cette question précise de la Réconciliation, pas l’ombre d’une proposition de nos chers « Patriotes » après 45 ans d’existence (création du MIM le 1er juillet 1978) où, loin de leur objectif initial de décolonisation et d’indépendance, ils se sont contentés de gérer les Collectivités majeures de la « Colonie Martinique » tant décriée, principalement l’ex-Région et la CTM.

Alors, entre le scepticisme de ces Patriotes-gestionnaires à vision court-termiste et le cynisme de ceux qui demeurent dans le déni de l’empoisonnement au Chlordécone, il existe encore un espace politique pour tenter d’exprimer une part d’humanité commune et sortir de cette impasse mémorielle.

Dans un tel contexte, la Réconciliation apparait comme un projet politique qui s’inscrit dans une démarche visant à rétablir par les actes, beaucoup plus que par les gestes symboliques, un nouveau contrat écologique et social ainsi que des transformations sociétales basées sur l’éthique et la justice. Reconnaitre que « nos sociétés sont nées dans l’inhumanité de l’esclavage colonial, dans des blessures et des haines innommables » ne suffit donc plus à l’aune de l’année 2024.

À l’instar de l’Argentine où une Commission Vérité Réconciliation (CVR) fut mise en place dès 1983 après les crimes de la dictature militaire (1976 à 1983), du Rwanda où une Commission pour l’unité et la réconciliation nationales a été créée par la Loi du 12/03/1999 après le génocide des Tutsis  de 1994, du Canada où le gouvernement a oeuvré pour la réconciliation avec les Autochtones, du Libéria où l’ex-Présidente Ellen Johnson Sirleaf a créé une Commission Vérité et Réconciliation après les atrocités de quatre années de guerre civile, de l’Afrique du Sud où, sous la mandature de Nelson Mandela, une CVR a été créée par une loi votée au Parlement (Promotion of National Unity and Reconciliation Act – 19 juillet 1995) visant à mettre fin à l’apartheid et à la domination de la minorité blanche en Afrique du Sud, partout à travers le monde, ces expériences de CVR sont d’initiatives gouvernementales. En aucun cas, elles ne sauraient être l’apanage de businessmen, fussent-ils bien intentionnés.

En Martinique, à défaut d’un État souverain, c’est à la Collectivité territoriale de Martinique et singulièrement au Président du Conseil exécutif qu’il revient l’initiative de la création de cette Commission Vérité Justice Réconciliation.

Reste à savoir si la Réconciliation s’inscrit dans la vision et le projet politique de ce dernier ?

Martinique, 23 décembre 2023

Louis Boutrin
Conseiller Territorial
Président de MARTINIQUE-ÉCOLOGIE