Economie

1286219253-wall-street-rebondit-apres-une-journee-difficile-pour-les-marches.jpg

Mieux comprendre la crise : Nouvelle rubrique économique, nouveau forum, pour tenter de comprendre les tenants et aboutissants de cette crise que nous avons du mal à discerner. 

Sept jours qui 

 
ébranlèrent la finance! 

 

La crise financière a connu un tournant majeur dans la semaine qui s’est écoulée entrele dimanche 14 septembre et le vendredi 19 septembre 2008. L’accélération brutale des événements a provoqué leur changement de nature. L’accumulation quantitative des chocs a induit leur transformation qualitative. Les représentations des acteurs se sont révélées tout comme elles se sont brutalement transformées. En ce sens les six journées dramatiques qui vont de l’après-midi du dimanche 14 à la clôture de la séance à Wall Street le vendredi 19 constituent un de ces « moments » historiques où sont testées tout autant les stratégies que les doctrines et les théories qui les sous-tendent.

 

 

La décision prise par les autorités américaines de créer une gigantesque caisse dedéfaisance pour tenter, enfin, de dénouer la crise est une étape décisive. Elle était inévitable et survient probablement bien plus tard qu’il n’eut fallu. Cette décision, renforcée par des mesures techniques très contraignantes comme l’interdiction de vente à découvert (short selling) ne met pas fin à la crise. Elle en transforme cependant le processus et conduit à un déplacement du frontdes événements qui désormais sont susceptibles de survenir.

S’il est encore trop tôt pour prétendre en tirer toutes les leçons, certains enseignements sont d’ores et déjà disponibles et doivent être pris en compte.

I.- LA FOLLE SEMAINE D’HENRY PAULSON, BEN BERNANKE ET

DE QUELQUES AUTRES…

« Tu montreras cette crise au Peuple. Elle en vaut la peine » Pcc Danton(sur l’échafaud).

La folle semaine commence un dimanche. Les autorités financières américaines, le Trésor représenté par son Secrétaire Henry Paulson et la FED, représentée par sonPrésident Ben Bernanke, sont au chevet de l’une des plus importantes banques d’investissement américaines et certainement la plus ancienne, Lehman Brothers.

Le malade est gravement atteint et toute la communauté financière le sait depuis la crisede la Bear Stearns au printemps. Cette dernière banque avait été sauvée pouréviter justement la faillite de Lehman et l’affaiblissement irrémédiable deMerrill Lynch et Morgan Stanley. Mais la situation est différente en cettemi-septembre. Les autorités financières américaines ont du se porter au secoursdes deux principaux assureurs de prêts hypothécaires, Fannie Mae et Freddie Mac, aboutissant de fait à nationaliser ces deux institutions. La grogne monte desrangs du Parti Républicain devant ce que certains appellent le« socialisme » de Paulson. Le candidat du parti, McCain, remis enselle face à son adversaire Démocrate par la guerre d’Ossétie du Sud, joue àfond du discours ultra-libéral traditionnel de la droite des Républicains, àlaquelle il s’est allié en prenant S. Palin comme co-listière.

Devant lerefus des deux banques privées consultées pour une reprise de Lehman, Paulsondécide de laisser mourir le malade et d’annoncer que le Trésor ne se porterapas à son secours. Cette décision constitue le premier tournant important dansl’attitude des autorités américaines. L’annonce le lundi matin de la faillitede Lehman Brothers va enclencher la suite des événements de cette semainefatidique.

On peut donner à la décision du Secrétaire au Trésor bien des explications techniques,mais elles sont boiteuses.

Paulsonaurait voulu casser la spirale de l’aléa moral que la multiplication desinterventions publiques aurait initiée. Mais un tel argument suppose que l’aléamoral est un risque plus grand à court terme que la crise systémique, ce quedément toute étude sérieuse des crises financières. L’irresponsabilité desacteurs, que l’on assimile parfois un peu imprudemment à l’aléa moral enoubliant que ce dernier est un concept lié à un cadre théorique particulier eten réalité très fragile , est un problème qui se manifeste dans le moyen terme. Cette irresponsabilité est sans doute plus et mieux explicable par lesstructures de rémunération au sein des banques et des sociétés financières quepar une garantie de sauvetage accordée par les autorités publiques.

Un autre argument évoqué est que Paulson, issu de l’une des plus fameuses banquesd’investissement de Wall Street, Goldman Sachs, n’aurait pas voulu donnerl’impression qu’il faisait passer ses intérêts d’ancien acteur du système avantses responsabilités gouvernementales. Mais l’enjeu est bien trop important pourqu’un sauvetage de Lehman puisse être porté au crédit d’une quelconquefaiblesse de Paulson envers d’anciens confrères.

Un troisièmeargument, plus sérieux, est que Paulson savait que l’Etat devrait intervenir rapidement. L’assureur AIG était au bord de la faillite et ses encourspouvaient avoir un effet autrement plus déstabilisant sur le système financier.Une manière de rationaliser la décision de Paulson consiste à dire que cedernier aurait voulu envoyer au marché un signal clair que désormais ondistinguerait l’essentiel du superflu, Fannie Mae et Freddie Mac étantl’essentiel et Lehman le superflu. Cette explication serait recevable si telavait été le discours tenu par les autorités américaines. Une déclarationpublique de Paulson et du Président Bush affirmant que les autorités necèderaient pas sur l’essentiel mais ne gaspilleraient pas leur temps sur desfronts secondaires eut pu – peut être – cautériser la plaie. Or, le discoursqui fut tenu dans la nuit du 14 au 15 septembre et dans la matinée du lundi futle pire de tous : « le marché doit s’occuper du marché ». Sansdoute était-ce ce que la droite républicaine et le Financial Times voulaiententendre . Mais ce tournant idéologique vers un soi-disant retour aux valeursdu libéralisme est absolument inadéquat et ne répond pas aux urgences del’heure.

Une autreinterprétation à mon sens plus robuste, est que la décision de Paulson a étésurdéterminée par une impasse stratégique et des préoccupations politiciennesde court terme.

L’impasse stratégique est celle dans laquelle les autorités américaines, Trésor et FED,se sont mises en s’engageant à traiter au coup par coup les chocs financiers àpartir de la crise de la Bear Stearns . Paulson et Bernanke ont adopté ce qui,en langage militaire, s’appelle une défense en ligne continue. Quand l’ennemiperce en un point, on colmate et l’on cherche à réparer la ligne. Dans unesituation aussi mouvante qu’une crise financière majeure, c’est une erreuraussi tragique que celle de Gamelin en mai-juin 1940. Ce qui caractérise unetelle erreur c’est qu’elle s’auto-renforce. Une fois prise la décision dedéfendre une ligne continue, on devient rapidement absorbé par chaque choctactique que l’on cherche à réparer. La stratégie se réduit rapidement dans lesreprésentations des acteurs à une suite d’opérations tactiques, conduisant àune perte de la vue d’ensemble du problème. Cette dilution de la stratégie dansla tactique, induit alors une crise de confiance entre les exécutants et lesdécideurs, ce que l’on appelle une « crise de leadership ».

À ce problème vient s’ajouter la dynamique de la campagne électorale américaine. Laconvention du Parti Républicain avait permis à McCain de reprendre un avantagesur Obama. Le discours anti-russe au moment de la guerre d’Ossétie du Sudpermet au candidat républicain de conforter cet avantage. Mais, tout le mondesait qu’il est fragile sur le terrain économique. Il faut éviter de donner desarguments aux démocrates et pour remobiliser la droite du parti Républicain, le« retour aux valeurs » s’impose. La décision de Paulson, quellequ’ait pu en être la raison fondamentale, est ainsi habillée idéologiquement.Mais ces habits en sont sa tunique de Nessus. Venant en sus du sentiment de« crise de leadership » induit par la dilution en tactique de lastratégie adoptée jusque là, cet habillage idéologique accélère la crainte desopérateurs d’une démission des autorités (ou de leur profonde irresponsabilité) face à la crise.

Le résultatne se fait pas attendre. La journée du lundi 15 est marquée par de fortesbaisses des cours. Le placement de Lehman Brothers sous la protection de l’Article11 déclenche l’activation de la chaîne des Credit Default Swaps, les CDS quisont une des courroies de transmission de la crise. L’assureur AIG est le plusdirectement touché . Le doute touche d’autres institutions bancaires. MerrillLynch doit se laisser absorber par Bank of America, Morgan Stanley et mêmeGoldman Sachs inspirent une méfiance croissante qui se traduit par une baisserapide de leur valeur. Une des grandes banques d’épargne, Washington Mutual estdans une situation dangereuse et se voit dégrader par Standard & Poor’s,tandis que de lourdes incertitudes pèsent sur Wachovia. La possibilité de voirles établissements bancaires américains s’effondrer tels des dominos devient àchaque heure qui passe plus crédible, et le nombre de banques régionales souspression augmente rapidement, passant de 110 dans les estimations fournies le12 septembre à 147 dans celles du 16 septembre.

La postureprise par Henry Paulson dans la nuit du dimanche au lundi s’est donc révéléepleinement inefficace. En fait, il semble bien que ce soit le sauvetage finalde Fannie Mae et Freddie Mac le 7 septembre qui ait persuadé les opérateurs dela gravité de la situation. Dans un tel contexte, le retour du refoulé libéralde l’administration américaine ne pouvait qu’aggraver considérablement lesinquiétudes .

Dès mardimatin, il est clair que la situation s’est considérablement dégradée. Le risquede système qu’une faillite potentielle de AIG fait courir est tel que Paul sondoit intervenir. Le mythe d’une « caisse de secours privée »constituée par les principales banques ne résiste pas à l’urgence. Ce mythe était une résurgence de l’une des pires erreurs de 1929, quand le gouvernementaméricain avait demandé à Rockfeller de prendre la tête d’un « syndicat debanquiers » pour stopper la crise, avec le résultat que l’on connaît. LeTrésor et la FED doivent passer à l’action et le discours du « marchésauvera le marché », passe par la fenêtre. Le Trésor s’engage dans uneopération financièrement lourde en décidant d’acquérir près de 80% d’AIG avecun prêt-relais du FED de 80 milliards de dollars. C’est bien à unenationalisation en bonne et due forme que l’on assiste, financée par de lacréation monétaire.

Prise comme telle, la décision de Paulson et Bernanke est unique dans l’histoire des Etats-Unis depuis la contre-révolution conservatrice de Reagan. Mais ce qui est encore plus unique est qu’un acte d’une telle ampleur et d’une tellesignification ne rétablit pas la confiance. Bien au contraire. La journée dumercredi 17 est désastreuse.

Reprenons lamétaphore militaire, car elle permet de donner du sens à la succession denouvelles qui tombe des agences de presse et remplissent les écrans d’ordinateurs. Sentant le front craquer, Paulson et Bernanke ont lancé une contre-attaque importante. Ils sécurisent le saillant que l’ennemi menaçaitmais ils n’ont ni cassé l’offensive, ni rétabli la confiance aux seins de leurstroupes. Le sauvetage de AIG, c’est Abbeville fin mai 40 : un succèstactique mais qui ne change en rien la situation stratégique. Cette dernières’aggrave d’ailleurs d’heure en heure obligeant les banques centrales à faire donner les réserves. Le FED promet 180 milliards de dollars, la BCE, 110, laBanque du Japon, 60 . Les milliards tombent comme obus à Gravelotte. C’estdésormais au Trésor de prêter au FED .

Il se produit alors, dans la nuit du mercredi 17 au jeudi 18 septembre un événement incroyable. Tout le monde s’attend à ce qu’une telle injection de liquiditésprovoque une forte réaction positive des marchés. Et c’est l’inverse qui seproduit ! Si les cours « aux futurs » sont à la hausse dans les2 heures qui précèdent l’ouverture sur toutes les grandes Bourses, moins de 2heures après l’ouverture, on a plongé dans le rouge. Le LIBOR à 3 mois monte àun niveau inconnu depuis le krach d’octobre 1987 . Mais il y a encore plusgrave : pour la première fois des doutes se font jour sur la dettesouveraine américaine. Le coût des CDS assurant des Bons du Trésor américaindevient désormais très sensiblement supérieur à ceux assurant la dettejaponaise.

La situationest alors d’une extrême gravité. Il est clair que la stratégie adoptée parPaulson et Bernanke au printemps 2008 a atteint ses limites. La crised’autorité est totale et la panique menace. Dans la nuit du jeudi au vendrediPaulson et Bernanke décident, enfin, de changer radicalement de stratégie et de s’engager dans la seule voie qui reste possible : la constitution d’unegigantesque « caisse de défaisance » qui absorbera les mauvais actifsdétenus dans le système bancaire et chez les assureurs américains . Cettedécision s’accompagne de mesures techniques importantes. L’autorité des marchésfinanciers de Londres décide d’interdire provisoirement les ventes à découvert(short selling) un mouvement imité dans la nuit par la SEC de Wall Street , quifournit alors une liste de 800 sociétés concernées par cette interdiction. Rapidement, on assiste à une course effrénée des grandes sociétés américainespour figurer sur cette liste, qui constitue une garantie contre l’action desspéculateurs . Cette mesure sera reprise par les autorités de surveillance desmarchés financiers en Australie, Irlande, Suisse et France dans les heures quisuivront.

Cettedécision est bien le choc que les opérateurs financiers attendaient. Que dessurvivants du monétarisme le plus recuit puissent hurler au« socialisme » et traiter les autorités financières américaines de« françaises » , la pire injure qu’il soit dans la bouche d’unlibéral Néo-Con, ne change rien à l’affaire. Ce qui devait être fait a étéfait.

La réactiondes marchés est spectaculaire. La hausse se propage de Tokyo à Wall Street,avec l’aide des États qui, en Chine et en Russie, donnent de sérieux coups depouce sur leurs propres marchés . Le coût d’une telle opération risque d’êtreélevé, et d’autant plus élevé que l’on aura tardé. L’ancien économiste en chefdu FMI, K. Rogoff, avance le vendredi une estimation des montants nécessairesqui est comprise entre 1000 et 2000 milliards de dollars .

La semainen’est cependant pas encore finie quand Wall Street clôture vendredi soir. Undernier écho de la crise sera la décision historique dimanche 21 septembre deGoldman Sachs et Morgan Stanley de changer de statut afin de devenir des« Bank Holding Companies » . Cette décision, qui met fin à leurexistence en tant que banques d’investissement indépendantes, a été dictée parla nécessité pour ces deux banques de pouvoir avoir recours aux lignes decrédit ouvertes par le FED et administrée par la Federal Reserve Bank of NewYork. Venant après la faillite de Lehman Brothers, qui ouvrit cette« folle semaine » et le rachat de Merrill Lynch, cette décision clôtune époque, celle où Wall Street était dominé par les grandes banquesd’investissement indépendantes, réputées faire la pluie et le beau temps sur lemarché. De ces dernières, il ne reste plus désormais que J.P. Morgan. Pour lespécialiste de la Russie, voir Goldman Sachs venir ainsi à Canossa dix ansaprès la crise de 1998 n’est pas sans ironie ni satisfaction.

 II.- CHANGEMENTS DANS LES REPRESENTATIONS ET ENSEIGNEMENTS.

« Bienque ce soit de la folie, cela ne manque pas de méthode » PoloniusHamlet, Acte II, scène 2

Il ne faitaucun doute que cette « folle semaine » laissera des traces profondesnon seulement dans l’économie, mais aussi dans les représentations. Le retourde l’État a signifié un brutal retour du principe de réalité. Ceci n’impliquepourtant pas que le travail d’excuse et d’auto-justification ne soit en place.Il implique donc de bien préciser les leçons que l’on peut tirer des événementsde ces derniers jours.

Typique dece travail d’auto-justification est le discours apparemment critique tenu pardivers responsables politiques. Ainsi, en France, le Premier ministre FrançoisFillon va-t-il depuis Rome dénoncer le « dévoiement de la finance »comme l’une des cause de cette crise . Aux Etats-Unis John McCain, qui s’estillustré durant cette semaine par un mémorable « les fondamentaux de l’économieaméricaines sont sains » concentre désormais ses critiques contrel’irresponsabilité des banquiers et le soutien qu’ils trouvent auprès dugouvernement. L’attaque contre le « Big business » et le « Biggovernment » est au sein de la droite du parti Républicain la réactionclassique aux difficultés. Au-delà de ces déclarations, on voit bien la lignede défense qui se met en place : la crise que l’on a connue est le produitde quelques irresponsables et d’une insuffisance de réglementations qui a permisle développement de pratiques peu transparentes. Le système n’a pas failli,même si certains de ses membres sont coupables. Qui a travaillé sur le systèmesoviétique connaît bien la logique autistique d’un tel discours.

La réalitéest bien différente. Les dérives de la finance américaine qui ont contaminé unebonne partie de la finance mondiale sont d’abord et avant tout le produit de lacrise d’un modèle de développement, celui du néolibéralisme américain quiprétend développer une économie capitaliste en comprimant toujours plus lessalaires et en conduisant une fraction toujours plus grande de la population dela paupérisation relative à la paupérisation absolue.

AuxEtats-Unis, entre 2000 et 2007, le revenu moyen s’est accru d’environ 2,5% paran quand le revenu du salarié médian n’a progressé que de 0,1% ; le revenuréel du ménage médian a quant à lui baissé durant cette période, sous l’effetde la pression à la baisse des rémunérations induit par le libre-échange .

Le coût desassurances de santé par contre a fortement augmenté (+68% de 2000 à 2007) ainsique les frais d’éducations (+46%) . La proportion des habitants sans couverturepour les frais de santé est passée de 13,9% à 15,6% entre 2000 et 2007 . Dansces conditions, seul l’endettement a permis aux classes moyennes de maintenirleur niveau de vie. Il prend alors la forme du crédit hypothécaire qui estdevenu un instrument de crédit global, se substituant en partie aux formestraditionnelles de crédit à la consommation. Quand la valeur du bien immobiliers’accroît, la différence entre la valeur vénale théorique du bien et le montantgagé dans l’hypothèque, peut être mobilisée par l’emprunteur. C’est le HomeEquity Extraction. Les banques accordent des crédits renouvelables fondés surcette différence (Home Equity Line Of Credit ou HELOC). Ceci permet decomprendre la montée explosive de l’endettement des ménages américains, quireprésente aujourd’hui 93% du PIB (dont 77% du PIB pour le seul endettementhypothécaire).

L’appréciationdes actifs, biens immobiliers (+52% de 2003 à 2006) mais aussi actions etobligations, a produit un effet de richesse positif qui a conduit les ménages àdiminuer leur effort d’épargne, ce que l’on constate en parallèle avecl’explosion de l’endettement.

Un signeévident d’une différenciation des modèles de capitalisme dans les 10 dernièresannées peut être trouvé dans les différences du taux d’épargne global que l’onconstate dans les pays occidentaux.

 

On discernenettement la différence entre les pays qui ont basculé dans le modèlenéolibéral et ceux qui présentent encore des éléments de résistance. Unecomparaison avec les pays d’Asie ferait apparaître une troisième catégorie avecdes taux d’endettements de 30% à 40%. Cela signifie qu’aux Etats-Unis, maisaussi en Europe en Grande-Bretagne, où la politique de Tony Blair a contribué àla fragilisation des salariés , et en Espagne, on a ouvert l’accès au créditdans des conditions de plus en plus favorables alors que les déterminants de lasolvabilité des ménages devenaient de plus en plus défavorables. Cetteouverture du crédit n’était pas seulement fonctionnelle d’un point de vuemacroéconomique. Elle a aussi été le fait d’une dynamique microéconomique deforte concurrence issue de la déréglementation. Si cette dernière étaitnécessaire à l’extension du crédit, elle a aussi pris une dimension purementidéologique en bien des points. Le néolibéralisme dans les têtes a permis sonextension dans les structures de l’économie. Au dernier trimestre 2006, lescrédits hypothécaires accordés aux ménages surendettés aux Etats-Unis (lesfameux contrats « sub-prime », se faisaient avec un apport personnelde… 0,8%.

Les conditions d’endettement des ménages se sont ainsi fortement dégradées, ce quela multiplication des contrats à taux variables et ajustables (les ARM), aaggravé. Ces contrats qui représentaient 73,8% des nouveaux contrats en 2001atteignaient 91,3% en 2006 .

L’explosiondu volume des subprimes au sein des émissions d’hypothèques est saisissante. Onest ainsi passé d’environ 4,8% des hypothèques émises dans une année en 1994 à20% en 2006.

Cette« folie hypothécaire » n’est une « manie », au sens desgrandes spéculations historiques, qu’en apparence. Il y a de la méthode etsurtout du système dans cette folie. Quand on comprime les revenus salariauxpour toujours plus de profits et que l’on cherche dans la financiarisation del’économie une porte de sortie à la contradiction qui veut que toutecompression des revenus induira celle de la demande solvable, donc celle duniveau d’activité et donc celle du volume des profits, alors la dérégulationfinancière et l’emballement de la machine à crédit au delà de toute borneprudentielle – au point où l’on en arrive à parler de prêt« prédateurs » - deviennent logiques.

Il y a aussidu système dans cette folie quand on prétend, comme le fait le gouvernementfrançais, développer une mentalité de propriétaire à travers l’immobilier touten menant une politique de déflation salariale, que l’on justifie au nom del’ouverture économique alors que cette dernière a été justement initiée pouraccroître les pressions sur les salariés. Ainsi, François Fillon et NicolasSarkozy sont par leurs politiques, et l’approbation donnée au système deshypothèques rechargeables en France, les vecteurs mêmes des dévoiements de lafinance qu’ils peuvent par ailleurs condamner. Les institutions dunéolibéralisme finissent par induire chez les acteurs au centre du système lesreprésentations qui conduisent à leur renforcement permanent et ce jusqu’aujour où le même système va heurter de plein fouet le mur des limites de sapropre reproduction. Où donc est le dévoiement ? Dans les pratiquesfinancières ou dans la pensée de ceux qui mettent en place les réformes quirendront non seulement possible mais encore inévitable car nécessaires lesemballements dont les Etats-Unis, mais aussi la Grande-Bretagne et l’Espagnenous donnent l’exemple ?

Si l’onconsidère les évolutions d’un point de vue systémique, on voit ainsiapparaître, au sein d’un capitalisme réputé homogène comme le capitalismeeuropéen, des divergences majeures dans la structure d’endettement qui sont lacontrepartie des différences dans le taux d’épargne.

 

On voit bienapparaître deux modèles assez distincts, ceux des pays où l’endettement desménages et des entreprises est fort mais celui de l’État réduit, et ceux, pourl’instant encore peu touchés par le tournant néolibéral, où l’endettementpublic est élevé mais l’endettement des ménages et des entreprises bien plusfaible. Au total, le plus endetté n’est pas celui qu’on croit, contrairementaux affirmations de notre Premier ministre .

La crisefinancière actuelle est avant tout le résultat immédiat d’une circulationintense de mauvaises créances. La qualité de ces dernières ayant d’ailleursévolué avec l’approfondissement des politiques macro-économiques qui leur ontdonné naissance. Cette évolution de la qualité rend des créances hieracceptables aujourd’hui potentiellement dangereuses.

La complexification des procédures de la « finance structurée » a ajoutéun voile d’opacité sur cette circulation des créances . Mais il faut avoirl’honnêteté de dire qu’une meilleure réglementation n’aurait certainement pasrésisté à la pression concurrentielle du système, une fois l’endettement desménages devenu le seul pilier de la croissance. Par ailleurs, la financestructurée n’a fait qu’aider à la circulation de créances qu’elle n’a pascréées.

On le voit bien, l’origine de la crise financière n’est pas à chercher dans la financemais dans des modes de répartition, d’ouverture à la concurrenceinternationale, et des procédures de déréglementation – sociales, financières,industrielles - qui caractérisent un modèle particulier de capitalisme, quel’on peut caractériser par ses pathologies dans le domaine macroéconomique,institutionnel et idéologique. Le néo-libéralisme est une totalité qui faitsystème.

On le mesureencore mieux quand les désordres financiers engendrés par les déséquilibresréels initiaux, font retour vers la sphère réelle avant de rebondir dans lasphère financière.

Les canaux de transmission de la crise financière vers l’économie réelle ont été nombreuxaux Etats-Unis. Les banques, fragilisées par l’accumulation de mauvaises dettesissues de l’immobilier, ont brutalement réduit les crédits : c’est l’effetcredit-crunch. L’éclatement de la bulle immobilière a alors entraîné une fortebaisse des prix de l’immobilier (-15% de juin 2007 à juin 2008 et -25% d’icijuin 2009 ) réduisant drastiquement le Home Equity Extraction. Ceci conduit àune baisse sensible de la demande solvable. La baisse de la valeur dupatrimoine des ménages, liée aux prix de l’immobilier et à la chute des marchésfinanciers, induit cette fois un effet de richesse négatif, qui va lui aussipeser sur la demande solvable. Les entreprises, quant à elles, sont prises dansl’étau d’un crédit de plus en plus difficile à obtenir et de la destructiond’une partie de leur fonds de roulement, placé en titres et victime de la chutedes marchés financiers de ces dernières semaines.

La crisedevient cumulative avec la montée du taux de chômage, qui en 12 mois est passéde 4,5% à 6,1% de la population active. Les revenus salariaux sont les premierstouchés et la solvabilité des ménages se détériore avec un effet de retour surles banques qui voient les impayés s’accumuler sur les cartes de crédit et dansles formes traditionnelles du crédit à la consommation (le crédit à l’achat desautomobiles en particulier). La situation des banques américaines est doncfortement dynamique, mais à la baisse. La dégradation de la solvabilité desménages détériore des créances qui, il y a un an, pouvaient encore être tenuespour saines. C’est pourquoi la principale cause d’opacité quant à la qualitédes dettes n’est pas l’absence de réglementation ou des normes comptablesinadéquates. C’est le processus de la crise lui-même qui produit de manièreendogène un doute croissant sur la valeur des dettes, car la contrepartie deces dernières n’était autre que la croissance, et celle-ci – parce que fondéepresque exclusivement sur le Home Equity Extraction depuis 2004 – ne pouvaitêtre soutenue.

Ce ne sont donc pas de simples mesures techniques qui peuvent arrêter la dégradation descomptes des banques, mais aussi des compagnies d’assurance. Bien sur, la caissede défaisance que les autorités américaines mettent en place va en limiterl’effet. Mais bien prétentieux celui qui peut dire aujourd’hui quel sera lemontant final des dettes que cette caisse devra prendre à sa charge. Le chiffrede 700 milliards de dollars avancé par Henry Paulson correspond au mieux – sice n’est pas une simple évaluation au doigt mouillé – à une évaluation statique.Compte tenu du rythme de la dégradation de la situation économique auxEtats-Unis il est inévitable que ce chiffre s’accroisse dans les mois à venir.Si l’exemple de l’autre crise traumatique du système financier américain, lacrise des Savings and Loans de 1990-1991 peut nous apprendre quelque chose,c’est bien qu’il existe un écart considérable entre les estimations initialesde l’effort que l’Etat devra consentir et le chiffre final .

On le voit,cette crise n’est pas un simple cycle, un moment banal de difficultéspassagères comme on l’ont prétendus nombre d’économistes soi-disant avisés, telAlan Greenspan , avant de se contredire devant la bourrasque de cette follesemaine et de qualifier la crise de « plus importante depuis unsiècle ». Cette crise est bien structurelle. Elle correspond à un momentque la théorie régulationniste qualifie de « grande crise », soit larupture d’un ensemble ayant acquis une cohérence dynamique. L’un des enjeux decette crise sera donc, bien au-delà de réglementations techniques, des’attaquer aux fondements du néolibéralisme.

 III.LES NOUVEAUX FRONTS.

« Thistime is out of joint » Hamlet - Hamlet, Acte I, scène 5.

Le moment critique de la crise, celui où la ligne de défense des autorités financièressemblait sur le point d’être emportée, est momentanément derrière nous. Cela ne signifie nullement que la crise soit derrière nous, mais on peut penser quepour les semaines à venir d’autres fronts vont s’ouvrir.

Le premier,et le plus évident, concerne la valeur du dollar US et l’émergence d’un possible doute affectant la dette souveraine et assimilée des Etats-Unis.

Il estévident que le déficit budgétaire américain va se gonfler dans des proportionsconsidérables dans les mois à venir. Le budget voté pour l’année fiscale 2009(FY-2009) était de 439 milliards de dollars, soit environ 3,5% du PIB. Cemontant n’incluait nullement la totalité des coûts du sauvetage de Fannie Maeet Freddie Mac, et bien sur ne pouvait intégrer ni le coût du sauvetage de AIGni celui de la caisse de défaisance. Or, on a vu que le coût de cette dernièrene pouvait être estimé de manière certaine en raison de la dimension dynamiquede l’évolution de la qualité des créances dans une crise qui met en cause lasolvabilité des ménages et des entreprises.

À cescharges, il faut en ajouter d’autres qui vont se manifester durant l’hiver2008-2009. Le ralentissement de l’activité économique se traduira par unebaisse des recettes fiscales des États qui sera plus sensible que celle dubudget Fédéral. Dans le système de fédéralisme fiscal américain, les États nepeuvent avoir de déficit. Soit ils réduisent leurs dépenses, au risqued’aggraver la tendance dépressive de l’économie et de provoquer des crisessociales localisées de grande ampleur, soit le budget fédéral doit prendre à sacharge le déficit. Ceci sera immanquablement un facteur de dérapage du déficitbudgétaire.

Un déficitbudgétaire total de l’ordre de 1000 milliards de dollars ne semble plus uneperspective hors d’imagination, bien au contraire. L’important cependant n’estpas le chiffre exact que le déficit atteindra, quand nous disposerons descomptes consolidés après exécution du budget. L’important réside dans lesanticipations, plus ou moins sereines ou plus ou moins catastrophistes que lesacteurs financiers feront de ce déficit. La tendance de toute administrationest de sous-estimer son déficit. Ceci est vrai sur les rives de la Seine commesur celles du Potomac. Mais, compte tenu du comportement par moment erratiquedes autorités, du fait qu’il est probable que nous assistions à un changementd’administration dans le cours de l’année fiscale, les conditions sont réuniespour des fluctuations importantes et non convergentes des anticipations.

Il faut doncs’attendre à une nervosité croissante des opérateurs non seulement sur le coursdu dollar, mais surtout sur la prime de risque portée par les titres publics etparapublics américains. L’évolution des écarts de taux dans les semaines àvenir sera un indicateur assez sur d’une consolidation – même temporaire – dela situation ou de la résurgence de la spéculation par l’ouverture d’un nouveaufront. Il peut être tenu pour acquis que le dollar va se remettre à baissersensiblement d’ici la fin 2009. Outre les paramètres purement financiers(injections de dollars par les banques centrales, glissement du déficitaméricain, maintien par le FED de taux relativement faibles pour ne pascompromettre le rétablissement des banques) les paramètres issus de l’économieréelle vont jouer un rôle important. Que le ralentissement de l’économie, puisla contraction du niveau de l’activité surviennent plus vite et de manière plusimportante que prévue, que l’on apprenne la faillite spectaculaired’entreprises qui sont des symboles de la prospérité américaine (on pense àGeneral Motors bien entendu), et les pressions à la baisse vont redoubler.

La questionalors posée sera celle d’un glissement maîtrisé du dollar (qui pourraitprogressivement retrouver son niveau le plus bas de 2008 soit 1,60 USD pour 1Euro) ou au contraire d’une chute brutale et non maîtrisée, susceptible dedonner naissance à un run contre le dollar. L’inquiétude des grands fondsprivés, mais aussi publics, qui en Asie, au Moyen-Orient et en Russiecontinuent de détenir des quantités considérables de titres publics etparapublics américains quant à la dette américaine sera ici un élément capital.Ajoutons qu’à ce niveau stratégique des différents politiques et stratégiquespeuvent avoir des conséquences économiques et financières incalculables.L’attitude américaine vis-à-vis de la Russie au moment de la guerre d’Ossétiedu Sud a pour le moins manqué de finesse. Les contentieux avec la Chine existenteux aussi.

Le principalfacteur pesant en faveur d’une stabilisation progressive du dollar, aprèscertainement une baisse sensible réside dans le fait que ni la Chine ni laRussie ne sont prêtes aujourd’hui à postuler à des responsabilités financièresinternationales, ou à s’associer de manière délibérée et concertée pour porterun projet alternatif à l’ordre monétaire et financier mondial actuel. Cettesituation pourrait évoluer dans les années à venir mais probablement pas àcourt terme.

On peut doncconsidérer que le risque de voir un « second front » s’ouvrirbrutalement dans les semaines qui viennent est faible. Les pressions sur ledollar et l’économie américaine seront fortes, et pourraient monter si l’ondécouvrait de nouveaux cadavres dans les placards des assurances en général –et d’un groupe de « bancassurance » comme Citygroup en particulier.

Mais, comptetenu de l’effort consenti par les autorités américaines avec la caisse dedéfaisance, ceci reste gérable même si cela devait pousser encore plus haut ledéficit pour l’année 2009.

Cependant,on ne peut exclure que des nouvelles surprises, au sens donné à ce terme parG.L.S. Shackle, ne viennent ébranler la confiance fragilement rétablie etsuscitent à nouveau une fragmentation et une divergence brutale desanticipations. Au point où elles en sont aujourd’hui, les autorités américainesne peuvent plus se permettre de perdre la moindre bataille, de faire la moindreerreur de stratégie et de communication. L’hégémonie monétaire du dollar,fondamentalement contestée, est à la merci de la moindre erreur et ceci sansqu’une solution de rechange ne soit disponible à court terme

Ce n’est pasune perspective des plus réjouissantes.

 

AuteurJacques Sapir