Forum n°50

Au milieu des années trente, les étudiants martiniquais publient à Paris un petit journal, L’Étudiant martiniquais, qui devient plus tard L’Étudiant noir. Ce changement qui survient dans l’appellation de cette publication, essentiellement corporatiste au départ, n’a a priori l’air de rien, mais annonce une réorientation idéologique dont le destin dépassera les rivages du Quartier latin pour connaître un écho sur divers continents du monde. Aimé Césaire est devenu entre-temps le président de l’Association des étudiants martiniquais.

Avec Léopold Sédar Senghor, le Sénégalais qu’il a connu au lycée Louis-le-Grand  en 1931, et le Guyanais Léon Gontran Damas, Césaire entend bouleverser les choses : sortir du cadre corporatiste et élargir la vision des étudiants en exaltant les valeurs du Noir en tant que personne spécifique.
La première proposition qu’il avait faite d’intituler le journal L’Étudiant nègre – proposition jugée trop hardie par ses congénères, et donc, comme telle, non retenue – indique bien l’orientation de cette vision qui allait aboutir quelque temps plus tard à la négritude, mot qui apparaît pour la première fois dans ledit journal.
Le contexte de cette échappée critique et réflexive qui débouche sur la création de ce concept, dont la paternité est généralement attribuée à Aimé Césaire, y compris par Léopold Sédar Senghor, est celui d’un monde en mouvement tant sur le plan politique que du point de vue culturel.
Le bouillonnement est divers.
Il y a celui qui concerne la diaspora noire et qui est l’œuvre de ses « hommes de culture », selon l’expression consacrée à l’époque. Ceux-ci s’expriment dans des journaux et des revues qui pour noms La Race nègre, La Voix des nègres, La Revue nègre et La Revue du Monde noir. Cette dernière, créée par les Martiniquaises Paulette et Jeanne Nardal, demeurait ouverte aux Guyanais, Guadeloupéens, aux Haïtiens et à tous ceux du monde noir.
À ces revues s’ajoute une autre qui se distingue par son orientation marquée par le surréalisme, le freudisme et le marxisme, c’est Légitime défense créée par Étienne Léro, Jules-Marcel Monnerot et Gilbert Gratiant, que viendra rejoindre René Ménil. Et puis, il y a aussi Damas qui se partage entre L’Étudiant noir et Légitime défense.
Mais il faut également compter avec l’effervescence créée par l’intelligentsia française. Malraux d’abord qui, par  son texte fulgurant intitulé La Tentation de l’Occident, analyse le problème des rapports de l’Occident avec les autres civilisations : « Chaque civilisation, dit-il, modèle une sensibilité », tout en posant une question dont la problématique sera plus tard reprise par Césaire : « Pour être puissante, la barbarie est-elle moins barbare ? »

Il me semble que si l’on veut comprendre le projet césairien, si l’on veut saisir la matrice de la construction de cette conscience critique, il faut partir de cette opposition qui nous contient, mais qui n’est pas propre à nous : s’opposer à la chevauchée fantastique de cette barbarie qui ne dit pas son nom.
Césaire n’est pas le seul à manifester cette opposition.
De leur côté, les surréalistes prennent position contre l’Exposition coloniale de Vincennes de 1931, dénoncent le racisme, l’oppression imposée aux peuples sous tutelle, et expriment leur solidarité avec ces peuples en  manifestant et en distribuant des tracts. Cette position était annoncée par  la  Lettre ouverte à Paul Claudel, ambassadeur de France  dans laquelle était  dénoncée l’attitude de l’Occident vis-à-vis de ses colonies : « Peu nous importe la création, disaient-ils, nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu’en Orient la vermine, et nous appelons cette destruction comme l’état de choses le moins inacceptable pour l’esprit…. »

Il n’est donc pas le seul, et heureusement d’ailleurs, mais il le fait de manière originale.
D’abord, il se fait poète de ce conflit en mettant en avant sa condition de nègre. Car l’Afrique, qu’il découvre, lui paraît exemplaire par bien des côtés, quand en même temps l’Europe lui oppose sa brutalité et sa prétention. C’est le Discours sur le colonialisme qui synthétise cette responsabilité politique et morale qui est celle de l’écrivain.

Ensuite, il se fait poète de ce conflit en se distinguant de ce que disaient les surréalistes pour lesquels la poésie est peut-être un jeu, alors que pour lui elle est une arme miraculeuse. Ce qu’il peut exprimer est aussi l’imaginaire d’une esthétique à créer. Il s’agit de fonder cette Poétique de l’excès qui seule peut répondre à l’excès.

Et dans ce projet, il y a chez Césaire le statut du mot. « Le mot, dit Césaire, permet de racler les profondeurs ».
D’où le fameux mot-macumba.
Sa définition :

« le mot est le père des saints
le mot est la mère des saints ». La Poésie, p. 416

L’art peut en effet prendre à son compte le désordre qui domine la société coloniale, la violence étant la part exemplaire du désordre.
Sur le modèle du mythe grec, celui de Dionysos qui n’est pas d’ailleurs sans rappeler la manière dont Césaire va traiter poétiquement la violence subie par l’esclave, la traversée, sa vie sur la plantation, sa rébellion.
De même que le mouvement consistant à contester la divinité conduit les Titans  à pratiquer la cruauté corporelle dans la plus sauvage des symboliques - corps découpé et bouilli du fils de Zeus et de Sémélé tiré de son berceau -, de même le corps objet de l'esclave est désacralisé: corps quotidiennement fouetté, corps nié dans l'existence même de son humanité, bestialisé par le marquage. Bestialisé encore dans l'accouplement pour la reproduction.

« O mon fils mal éclos, dit la mère du rebelle.
Je saigne de tes blessures ». Et les chiens se taisaient

Cette tragique venue au monde, ce commencement dans l'excès, dans la représentation de la mère saignante, cette naissance dans le déni, est la même que celle du dieu grec.
S'agissant du mythe de Dionysos, la naissance dans la violence commande la violence du culte ultérieur qui se confond avec un dévoiement hystérique: hystérie bachique,  orgiaque et criminelle. Dieu de la sauvagerie parce que dieu de la blessure, dieu forcené parce que dieu agressé dans sa divinité, dieu hystérique parce que né d'une naissance tragique, tel est Dionysos qui naît dans le chaos, et dans la mort.
Cependant on peut considérer que Dionysos va dépasser cette violence originelle car il ne cessera alors de célébrer la vie dans un hymne à l’art, ce que l’on appelé plus tard l’art Dionysiaque.
L’art peut donc permettre cette sublimation en ensauvageant la vie dans un processus subliminal. Et en même temps, il signifiera dans sa substance que l’on ne peut vivre dans l’inhumain.
Là j’ai une lecture différente de celle de Raphaël Confiant quand il parle de cette « impureté de l’univers martiniquais » chez Césaire. (V. Page 119 de Une Traversée paradoxale….) Je crois ce que le poète dénonce, c'est-à-dire ce qu’il notifie, c’est  quelque chose d’insupportable qui n’a rien d’indigène,  ce n’est pas une putréfaction native, mais c’est au contraire un  pourrissement colonial qui nous est imposé.
Ainsi, dans En guise de Manifeste littéraire, il interpelle flics et flicaillons pour dénoncer leurs sourires faits de « kystes suppurants ».
Ou encore, il déplore cette terre saquée dans Les Armes miraculeuses :

« La terre ne fait plus l’amour avec le soleil
la terre ne réchauffe plus des eaux dans le creux de sa main 
la terre saquée doucement dérive »

Souhaitant en même temps que « la joie éclate dans le soleil nouveau ».
Or précisément, l’art qui voudrait sublimer ce désordre colonial, ne  peut être qu’un art du refus de la putréfaction du monde, de la fossilisation du monde en même temps qu’un art du refus d’une centralité unique du monde et d’une linéarité du temps.
Il nous faut également affirmer que c’est dans la confrontation  que tous les grands mouvements artistiques se sont constitués un âge héroïque. Il faut donc aujourd’hui nous confronter à notre propre désordre, à la dépossession qui nous guette.
Le bruissement de la dépossession naît de l’instinct pathologique du mimétisme qui survient de l’oubli de nos propres traces. Ce débordement pathologique, qui se produit sous l’effet d’un éblouissement, je l’appelle la non-conscience.
La non-conscience, c’est par exemple le peintre installé dans un mimétisme halluciné ébloui par ce qui se donne comme « universel » et qui devient un territoire imaginaire coercitif, assigné. Avec ce corollaire : la croyance que l’accès à l’universel suppose la réduction au silence de sa propre culture.
Le risque bien sur est de s’installer dans l’insignifiance, ce qui est le symptôme de la dépossession.
Il nous faut au contraire inventer, refaçonner notre végétation artistique à partir des fragments du lisible.
Le deuxième principe que je voudrais affirmer, comme consubstantiel à l’œuvre de Césaire, concerne le lieu de l’art par excellence. L’art se tient dans l’univers de mille langues parlées dans les souterrains du monde.
L’expérience artistique exhume de ces lieux sourds, réservés, secrets, des choses étonnantes dès lors qu’elle parvient à faire surgir une esthétique de la trace, laquelle naît aussi bien du transmissible que du renouvellement. C’est pour cela qu’il me paraît difficile d’échapper à son environnement linguistique. Tout cela pour dire –mais cela mériterait une étude spécifique – que le créole exerce certainement sur tout artiste, tout poète de ce pays, tout musicien  de ce pays, une influence qui me paraît incontournable. C’est en tout cas pour moi une hypothèse.
Enfin, un troisième principe : l’art se doit d’avoir une considération sans cesse renouvelée pour l’écart, préoccupation première de la conscience artistique. Langue ancienne, langue des sources, langue des souterrains, l’art ne peut être un explicatif des systèmes.
Si l’art est une langue puissante et insondable, c’est précisément parce que sa parole est fondamentalement  native non de la déférence, mais de la différence, de l’écart qui peut aller jusqu’à la défiguration. C’est pour cela qu’il est quelquefois difficile d’interpréter la poésie césairienne.
Par exemple, on peut croire que le poète parle de lui, mais ce lui n’est pas lui : il est lui faisant corps avec son peuple et au-delà, avec toutes les peuples opprimés :

« moi sur une route enfant...
... une couronne de datura ». (La Poèsie, p.28)

Pour moi, là, trois mouvements exemplaires :
le poète enfant/un peuple exploité/nous tous nègres subissant la folie blanche
Le trait distinctif de l’art est dans cette démesure suprême qui ne craint, ni la rupture, ni l’insolence.

Mais ceci ne vaut que dans l’humanisme le plus affirmé.
Ecoutons Césaire exprimer sa tension vers l’humanisme :

« Le monde ne m’épargne pas …Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié »

J’ai été personnellement nourri de ce lait-là. D’abord par mon père Julien Lucrèce, ensuite par Aimé Césaire, dont il était le condisciple et le frère de Lycée : pas un travailleur humilié, pas une femme mutilée, pas un palestinien assassiné, pas un juif recevant l’étoile humiliante, qui ne provoque une blessure dans ma conscience. Parce que voyez-vous le lait de l’humanisme nous le devons à cette génération-là profondément marqué par l’humanisme.
La voix de l’art doit donc irradier d’audace et de fraîcheur la société à partir de rêves emmêlés exprimés dans une sidération maîtrisée.
Tous nos écrivains y concourent, et ils sont tous respectables dans leurs tentatives de célébrer la mangrove, notre réel et notre source. Mais qui pourra dire ici qu’à cette célébration, ils n’y ont été conduit, un jour, une fois, un instant, par la voix de celui qui – et je cite R. Confiant parlant de Césaire - « inventeur de sa propre voix, voix dans laquelle se mêle lyrisme, dénonciation, appétit de fraternité universelle et recherche de l’absolu » (fin de citation) a pu, à un moment ou à un autre, nous servir d’exemple.