LIVRE : "LE PETIT PRINCE" DE SAINT-EXUPERY TRADUIT EN CREOLE MARTINIQUAIS

ti-prens lan.jpg

Ti-Prens Lan
interview de la traductrice, Marie-José Saint-Louis
 
Bonjour Marie-José Saint-Louis, «Le Petit Prince» de Saint-Exupéry en créole! Nous serions presque tentés de dire «enfin»!... Dites nous comment est née cette idée de traduction. Connaissiez-vous ce conte avant que l’éditeur ne vous parle de ce projet de traduction ?


 
Je connaissais ce conte avant que l’éditeur ne me parle de son projet de traduction en créole. Je m’étais même déjà essayée à sa traduction, dans le cadre d’un atelier «Langue Créole» à l’Université du Temps Libre de la Martinique. J’avais déjà travaillé les deux premiers chapitres avec peut-être le vœu secret de tout traduire un jour...


Si oui, que représentait-il pour vous ?

saintlouis.mj.jpg

C’est un livre dont la fin m’a toujours laissée triste et sans voix, à cause de l’émotion qu’elle suscite. Je ne suis pas adepte de la tristesse, mais j’aime lire et relire ce texte, car une fois l’émotion passée («on se console toujours» chapitre XXVI), on se sent prêt à repartir dans sa vie sur des bases chaque fois meilleures.

Ce texte, selon moi, se prête parfaitement à la traduction en créole, pour deux raisons. La première est la simplicité des phrases et la multiplicité des dialogues qui collent bien au phrasé créole. N’oublions pas qu’il s’agit d’un conte et la langue créole a une longue tradition (orale) du conte derrière elle. La deuxième raison est la profondeur de ces mêmes phrases, qui tentent d’apporter des réponses au questionnement de n’importe quel être humain, quels que soient son origine, son lieu de vie, la langue qu’il parle... Je pense que j’aurais été plus embêtée par un texte sur le quotidien des nuits... (rires)!!!

Qui ne s’est jamais interrogé sur l’amitié et la solidarité; qui n’a jamais été interpellé par la fraternité et la générosité, qui n’a jamais été nourri par le rêve, l’espoir... et puis il y a ce chagrin d’amour dont le Petit Prince veut se consoler… Le lecteur est le témoin de tout cela puisqu’il est invité à s’identifier au narrateur. Tous ces thèmes et plus encore sont dans «Le Petit Prince»; ils sont présentés tantôt avec fraîcheur et ironie, tantôt avec gravité, mais toujours de façon simple, candide, quasi- infantile... Bien d’autres textes ont pour vocation d’aider le lecteur en quête de réponse sur la condition humaine. J’ai beaucoup pensé aux textes de Khalil Gibran pendant la traduction: «C’est dans la rosée des petites choses que le cœur trouve son matin et se rafraîchit», mais «Le Petit Prince» n’a pas de prétention philosophique ou humaniste explicite, c’est un conte qui relate le voyage d’un petit garçon, chacun y trouve et y prend les messages qu’il croit y déceler. Tout est suggéré, jamais imposé.

Pensez-vous que ce conte en français ou en créole ait une résonance particulière auprès des peuples ultramarins ?

Je ne pense pas que ce conte ait une résonnance particulière auprès des lecteurs martiniquais; je veux dire ni plus, ni moins que chez les autres lecteurs qui se comptent en millions... Ce texte n’est pas ancré dans un lieu ou une époque, ce n’est pas un texte ethno-centré et il est intemporel...

Pensez-vous que le fait de lire ce conte en langue régionale apporte quelque chose de plus au lecteur par rapport à une lecture en français ?

Je pense que ce texte est touchant par le décalage apparent qu’il y a entre l’exposé des problèmes des hommes et la candeur et l’ironie avec lesquelles ils sont présentés. Le personnage du Petit Prince est attachant et le faire parler créole le rend plus amical, plus familier «Souplé... désiné an mouton ban mwen...». Il nous rappelle l’enfant espiègle que l’on a sûrement été ou que l’on a forcément connu... Il a simplement une sagesse inattendue en plus et semble posséder toutes les réponses aux questions qu’il pose: «Alò sé pikan-an, pou kisa yo la?» L’aviateur a envie de lui dire de cesser de poser des questions, mais leurs échanges restent fondés sur la connivence et la complicité, ce que sous-tend bien souvent la discussion en créole.

Comment s’est passée la traduction ? Avez-vous rencontré des difficultés particulières liées à la construction proprement dite du conte en français ?

La construction du conte en français n’était en rien gênante pour la traduction en créole. Mais certaines difficultés dans le texte même ont cependant dû être surmontées.

Le texte original utilise le discours direct dans de nombreuses saynètes et le français, comme bien d’autres langues terminent les prises de paroles pas des verbes déclaratifs («dit-il», «riposta-t-il», «répondit-il»...). Le créole ne fonctionne pas ainsi, et donc il a fallu trouver une solution qui n’alourdisse pas le texte, et nous avons choisi de mettre les verbes déclaratifs en introduction: «Flè-a réponn tou dousman: - Man pa an zeb.»

Le conte, dans sa volonté d’être écrit de façon simple, utilise beaucoup la répétition. Le mot «stupéfait», par exemple, apparaît de nombreuses fois; il a été traduit par «estébékwé», mais c’est ce même mot qui a été utilisé pour traduire «surpris» et «étonné»... Ceci augmente l’occurrence du même mot dans le texte créole par rapport à l’original, mais les mots «étonné» ou «estébédem» ne nous semblaient pas satisfaisants et de toute façon, les langues ne sont pas superposables!!!

Avez-vous apporté des modifications «insulaires» au conte initial ou avez-vous conservé le texte en l’état ?

Certains éléments du conte ne font pas partie de l’environnement caribéen, mais ils n’ont pas été systématiquement adaptés dans la traduction. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans un environnement où le boa ou l’astéroïde seraient bannis, mais parfois de petites modifications ont cependant été opérées.

Ainsi, le «champ de blé» n’a pas été traduit par «chan blé a» pour éviter qu’il ne soit compris comme le «champ bleu», ce qui n’aurait pas été incongru dans ce conte où le mouton dort dans une petite caisse, le serpent parle et la rose est capricieuse... Je me suis souvenu du récit d’une enseignante qui, demandant à ses élèves de maternelle quelle autre céréale que le blé ils connaissaient, s’entendit répondre «le vert»... Elle parlait pourtant bien de la fabrication du pain, mais le blé avait été pris par cet élève pour une couleur... Nous avons donc opté pour «chan séréal doré a».

Pour prendre deux autres exemples, nous avons également sans ambages traduit le mot «devinettes» par «titim», en guise de clin d’oeil au conte créole, et le mot «coquette» par «matadò»...pour le plaisir!

Le conte est-il traduit en d’autres créoles que le créole martiniquais?

Il y a cinq ou six ans, j’ai été très agréablement surprise de voir «Le Petit Prince» traduit en papiamento dans une librairie de Curaçao. Surprise et fière que nos voisins aient hissé leur créole au niveau de cette oeuvre majeure... Je regrette de n’avoir pas acquis un exemplaire à l’époque, bien que ne parlant pas le papiamento... Il serait aujourd’hui rangé à côté de mon exemplaire en français, à côté également de la merveilleuse édition animée achetée à New York (tout un symbole quand on sait que Le Petit Prince a été écrit dans cette ville) et à côté aussi de la version allemande (je suis professeur d’allemand). Grâce à Caraïbéditions, j’aurai bientôt quatre exemplaires supplémentaires (Guadeloupe, Guyane, Réunion et Martinique) et je trouve ces traductions très valorisantes pour nos langues régionales.

Etait-ce votre premier projet de traduction avec CARAÏBEDITIONS? Si ce n’est pas le premier, à quels projets avez-vous déjà été associée?

J’ai traduit le commentaire d’un documentaire sur la banane (DVD), édité par le CRDP de la Martinique. Pas grand-chose à voir, j’en conviens, avec la traduction d’un conte. J’ai par ailleurs épaulé une amie dans la traduction de trois textes illustrés pour la jeunesse, parus chez l’Harmattan et avec Caraïbéditions, j’ai traduit la Bande dessinée de Migeat et Auclair intitulée «Le sang du flamboyant». Ce sont des supports différents, mais pour moi, ces traductions en créole avaient chaque fois la même finalité: proposer au lecteur martiniquais un accès à lui-même, à son environnement ou à son histoire dans la langue intime du pays (La culture de la banane, le cas Beauregard, Madou Siwo épi bon zépis... l’Homme... à lire en créole!). J’ai chaque fois un réel plaisir à traduire ce genre de texte, et la première raison c’est que ces textes sont en connexion avec les lecteurs du pays. La deuxième raison, c’est qu’ils pourront, un jour ou l’autre, participer à la valorisation et la diffusion de notre langue régionale, le créole.

ITV in Montray Kreyol